Les rues du Paris magique n'était pas si différentes de celles de Londres, contrairement à ce qu'elle avait cru en y mettant les pieds la première fois. Là aussi vendeurs de chaudrons, de robes, de farces et attrapes, de livres et de balais magiques se regroupaient dans la principale rue commerçante. Il y avait également une myriade de vendeurs ambulants qui s'époumonaient vainement pour vanter les vertus de leurs produits et des diseuses de bonne aventure qui vous pointaient du doigt en vous prédisant un malheur imminent.
Ordinairement, Mahaut s'attardait devant les vitrines des boutiques ou s'arrêtait au café au bas de son immeuble où elle avait sympathisé avec les employés immédiatement après son arrivée, au début de l'été à la fin de ses études, après qu'ils l'aient aidée à emménager. Mais, ce matin, elle acheta le journal du jour au jeune vendeur le plus proche d'elle et fila directement au restaurant où elle travaillait comme serveuse. Elle était en retard, comme d'habitude. Mais elle savait que son patron ne lui en voudrait pas puisqu'elle avait le don d'illuminer le restaurant par sa simple présence et d'ainsi fidéliser les clients. Lorsqu'elle entrait dans une pièce, le soleil l'accompagnait. En réalité, depuis qu'elle avait été embauchée, le chiffre d'affaires avait doublé et la jeune femme n'avait été que passablement surprise : n'avait-elle pas été, durant sept ans, la radieuse créature de Poufsouffle que tout le monde appréciait et que tout le monde voulait à son bras ? Celle dont les rires s'élevaient si haut et résonnaient si fort que tous finissaient par s'intéresser à elle, à ce qui l'avait fait rire, puis riaient avec elle ? Celle, également, sur qui on pouvait compter en toute circonstance. Elle avait toujours une épaule pour pleurer à offrir, un mouchoir de dentelle pour sécher quelques malheureuses larmes, une berceuse en tête pour vous apaiser, un potin croustillant sur la reine des glaces, des mots rassurants. Mahaut était toujours enthousiaste pour à peu près tout. Elle faisait de ses journées une chanson sur laquelle elle dansait d'un rythme endiablé. On l'aimait et on la sollicitait. On la manipulait, aussi. Mais cela, elle ne s'en rendait pas compte ou peut-être préférait-elle l'ignorer et tendre une main secourable même à ceux qui ne lui rendraient jamais la pareille. Elle était comme ça, Mahaut, elle vous rendait meilleur et vous donnait plus que vous ne le méritiez.

Tant de générosité et d'amabilité, pourtant, ne l'avait pas mieux aidée à quitter les bancs de l'école. Elle avait en effet quitté Poudlard sans avoir la moindre idée de ce qu'elle voulait faire de son avenir et s'était sentie désespérée en découvrant que tous ses amis avaient une idée précise de ce qu'ils voulaient faire et devenir. Mahaut voulait côtoyer les gens et se sentir proche d'eux, peut-être les aider. Ou pas. L'idée de devenir joueuse de Quidditch professionnelle lui avait également effleurer l'esprit mais elle n'avait pas pu s'y résoudre dès la fin de ses études, alors convaincue qu'on ne pouvait pas faire d'une passion son métier, aussi tentante que soit cette solution. Elle y reviendrait peut-être un jour.
Quoiqu'il en soit, elle avait tant hésité et était tant perdue qu'elle en avait fait pleurer sa mère et après, cet incident malheureux, elle avait décidé de s'envoler pour Paris où elle vivrait au jour le jour. Elle avait alors trouvé ce petit restaurant qui cherchait une serveuse et, comme par miracle, avait été embauchée. Mahaut s'était toujours dit qu'elle ne ferait pas ça toute sa vie mais le temps passait et elle était toujours là, six ans après.

Comme, au restaurant, il n'y avait qu'une vieille sorcière déjà servie qui sirotait son thé à la menthe et ses biscuits secs, Mahaut se laissa tomber dans le canapé derrière le comptoir et ouvrit son journal. La photographie en première page était en réalité la reproduction d'un tableau. Le visage qui y était représenté ne lui était pas inconnu mais il lui fallut tout de même un certain temps pour se rappeler qu'elle l'avait découvert des années auparavant, en ouvrant un paquet de chocogrenouilles. Il s'agissait, évidemment, de Morgane. Quant à l'article, voilà ce qu'il racontait :

La Gazette du Sorcier a écrit:

VOL AU MUSÉE D'HISTOIRE DE LA MAGIE
« C'est ce matin en faisant le tour des collections en compagnie du ministre de la magie que Declan Williams, le directeur du musée, s'est retrouvé couvert d'opprobre et bien incapable d'expliquer l'absence d'une pièce maitresse du patrimoine culturel magique de Grande-Bretagne que le ministre était justement venu voir : le talisman pervenche de Morgane que, selon la légende, celle-ci ne quittait jamais, pas même lorsqu'elle se transformait en oiseau.
Rappelons que cette relique magique avait été découverte il y a cinq ans près de Glastonbury dans le cadre de recherches sur les plantes et créatures magiques de l'île d'Avalon. Les archéologues avaient ainsi découvert la caverne où la mythique et maléfique sorcière Morgane le Fay, ennemie de Merlin, aurait habité durant son règne sur Avalon. Parmi leurs précieuses découvertes se trouvait le talisman pervenche d'une valeur inestimable et dont, malgré les efforts de spécialistes, nous méconnaissons encore les pouvoirs.
La talisman ne sera donc pas resté longtemps au Musée de l'Histoire Magique de Londres puisqu'il y a été transféré à peine cinq jours avant sa disparition. Pour arriver à ses fins, le voleur aurait manifestement utilisé un puissant sort de magie noire, plus spécialement de confusion extrême, sur les nombreux systèmes de sécurité qui protégeaient l'objet magique mais nous nous sentons obligés, à la Gazette, de remettre en question la compétence de Declan Williams quant à la direction du musée et quant à la protection des trésors culturels de notre pays puisqu'il n'aurait, selon nos sources, encore rien fait pour retrouver le talisman ou même réviser le système de sécurité du musée.
Prenez garde cher lecteur, alors que vous lisez ce journal, l'homme qui vous observe sur votre gauche est peut-être un mage noir. Ils rôdent parmi nous... »

Mahaut hocha faiblement la tête à droite tout en pinçant ses lèvres, mimique qu'elle adoptait lorsqu'elle était sceptique. Elle aussi aurait aimé se retrouver en possession d'une telle fortune.

Bizarrement, depuis qu'elle avait lu cet insignifiant article dans la Gazette, Mahaut n'avait cessé d'être le témoin d'évènements autant étranges qu'inattendus.
D'abord, il y avait eu le garçon. Elle rentrait chez elle quand son regard océan était tombé sur les prunelles charbonneuses d'un magnifique jeune homme. Sans doute un demi-dieu, s'était-elle dit. Il lui semblait même n'avoir jamais rencontré si bel homme et elle en eût même le souffle coupé lorsque celui-ci lui adressa la parole, cherchant manifestement un hôtel où il pourrait passer la nuit. Il la remercia et se détourna. Mahaut, elle, resta une ou deux secondes immobile, comme médusée, avant de reprendre son chemin, à sens inverse.
Elle était encore toute euphorique de cette rencontre et des menus plaisirs, comme celui d'avoir un coup de foudre dans la rue, que réservait la vie quand elle sentit qu'on lui frôlait le bras, juste avant de lui prendre la main, doucement. Elle se retourna et fut paralysée en constatant que c'était lui. Il se tenait devant elle, juste là, à quelques centimètres, et il la fixait intensément tout en lui offrant un sourire mi-canaille, mi-embarrassé. Il n'avait pas lâché sa main.
Mahaut rayonnait. Elle ne s'était jamais trouvé belle et qu'un tel homme puisse s'intéresser à elle restait un mystère mais elle avait cessé d'y penser, préférant savourer le bonheur de se réveiller au petit matin la tête posée sur le torse de celui qu'elle aimait car, inévitablement, elle était tombée amoureuse de lui. Après qu'il l'ait embrassée et ait chuchoté des mots doux, au fil du temps ou au premier regard ? elle ne savait plus mais ce n'était pas important. Ce qui était important, c'est qu'il était toujours là et qu'elle l'aimait de plus en plus.

Mais ce n'était pas tout. Après cette rencontre providentielle, un étrange accident avait eu lieu au restaurant et il avait explosé. Heureusement, il n'y avait pas eu de blessé mais Mahaut aurait tout aussi bien pu se trouver au cœur du drame. Elle aurait pu mourir et cette idée la bouleversait : elle avait encore tant à découvrir.
Quelques jours plus tard, alors qu'elle errait, sans travail, dans les rues de Paris en compagnie de Ludwig, main dans la main, une des voyantes du coin de la rue s'était jetée sur elle et lui avait dit, d'une voix étrange qui n'avait rien de féminin, qu'elle aurait bientôt un choix crucial à faire. Mahaut n'avait pas attaché d'importance à cette intervention mais, le soir, elle n'avait pas réussi à s'endormir et ne pouvait s'empêcher de se demander à quel dilemme elle aurait à faire face.
Elle l'avait découvert trop tôt, beaucoup trop tôt.

Était-elle réellement en train de faire ce qu'elle faisait ? Mahaut ne s'en serait jamais sentie capable et, à vrai dire, si on lui avait dit qu'un jour elle ferait une chose pareille, la jeune femme ne l'aurait tout simplement pas cru. Elle avait choisi.
Évidemment, elle avait toujours eu un goût pour le luxe et l'argent, elle avait toujours rêvé d'avoir plus d'argent qu'elle ne pouvait en dépenser mais ce n'était qu'une chimère mais elle l'avait depuis longtemps relégué au rang de toutes ces choses qui ne se réaliseraient jamais. Mahaut considérait même que ce qu'il y avait de si magique et de si désirable dans cette extravagante fantaisie était qu'elle restât irréalisable. Mais voilà, les choses étaient arrivées tellement vite qu'elle n'avait pas pris le temps d'y réfléchir et elle se disait, avant tout pour se rassurer, qu'une telle occasion ne se présentait qu'une fois, aussi faisait-elle bien de la saisir sans préambule.
Comme un automate, Mahaut avait rassemblé toutes ses affaires dans sa vieille valise et c'est d'un air moitié chagrin, moitié piteux qu'elle découvrait qu'elle repartirait de Paris sans beaucoup plus d'affaires qu'elle n'en avait six ans plus tôt lorsqu'elle était arrivée en ville et qu'elle était encore la fraiche étudiante sortie de Poudlard qui ne savait pas où allait. Le temps passait décidément trop vite et rien n'avait changé.

Son maigre bagage bouclé, Mahaut se pencha sur l'antique bahut qui lui servait également de miroir et se sourit dans la glace. Avec son foulard, ses lunettes noires et son complet beige deux fois trop grand pour elle, la jeune femme était méconnaissable. Elle n'aurait pas rêvé mieux, la situation était idéale ; pourtant, elle ne pouvait empêcher son corps de trembler comme une feuille, de la tête aux pieds, et son cœur de s'emballer comme si le reste de sa vie reposait sur les quelques instants à venir. En vérité, c'était le cas.
Et, alors qu'elle faisait ce chemin depuis des années sans même y réfléchir, il lui parût qu'un temps fou s'écoulait entre le moment où elle franchit le seuil de son appartement, tourna la clef dans la serrure, et celui où elle se retrouva, saine et sauve, de l'autre côté de la rue. Son cœur battait à la chamade comme jamais, si bien que Mahaut, l'espace d'un instant, se demanda s'il n'allait pas finir par exploser. Elle sût définitivement que non quand, au comble de l'anxiété et de la mélancolie – oui, c'est un mélange étonnant – elle se tourna une dernière fois vers les lieux qu'elle avait connu et chéri pendant ces quelques années et que ses yeux, comme le jour de leur première rencontre, croisèrent ceux de Ludwig. Il avait l'air désappointé et étonné de la voir là mais, Mahaut le comprit tout de suite à son regard, il n'avait pas la moindre idée de ce qu'elle avait fait. Et comme il s'élançait sur la route dans sa direction, la jeune sorcière ferma les paupières et serra sa main contre son cœur : sous son pull et contre son sein, le talisman était bien là, caché. Elle transplana.

Quelque part dans Paris, à cet instant précis, un bus passa et lorsqu'il regarda à l'endroit où s'était trouvée, une seconde plus tôt, la jeune femme, il n'y avait plus rien. La dernière chose qu'il avait vu d'elle était son intense regard océan, la partie de son corps qu'il préférait entre toutes.
Il ne savait pas, alors, que son amante n'était pas la seule chose perdue ce jour là. Pour son malheur, il n'allait pas tarder à découvrir qu'avec elle avait également disparu le trésor qu'il s'évertuait à cacher depuis des mois...